oracle

« Je ne vis que de-ci de-là à l'intérieur d'un petit mot dans l'inflexion duquel je perds pour un instant ma tête inutile. (...) Ma manière de sentir s'apparente à celle du poisson. » Kafka, Journal, p. 50.
« Je ne vis que de-ci de-là à l’intérieur d’un petit mot dans l’inflexion duquel je perds pour un instant ma tête inutile. (…) Ma manière de sentir s’apparente à celle du poisson. » Kafka, Journal, p. 50.

Vie d’arbre, effiler les raides écailles mouillées, grandir voler de toutes les feuilles de la forêt, livrer aux embruns la vie des poissons dépités de si haut tombés, s’élancer mendier la lumière des étoiles en obole dans la coupelle boueuse, notre soupe ontologique délave la couleur des yeux. Entre les mains la soie du voile dilate la perspective.

en attendant la lune

Le zoo est un terrain de jeu rigolard laissé aux nazis, aux religieux déçus, aux rêveurs du dimanche et papa-maman, une expiation discrète au terminus tour du monde, échantillons sauvages collectés en voyage, des souvenirs mausolés. Les enfants s’attendrissent en mâchant les cacahuètes que les singes ont relancées. Bateaux, familles humaines, le soleil est couché et il pleut.
Au rez de chaussée dans le garage on réparait une voiture, un problème de démarrage. Sur le balcon il était loisible d’apprécier la place et la vue, et d’être bien vivant… fort de deux privilèges, de jouir du parc sans y être, et de cette hauteur humer une odeur fauve — bien qu’un trouble, une odeur corrompue, fermentée par celle des graisses et de l’essence, plongeait dans l’embarras, surtout s’il faisait chaud.
Du tour du lac à la virée shoppers et side-cars en basse ville, la troupe avec sens du timing réapparut près de l’étang, au centre du parc, virilement aise de voir immédiatement aux quatre coins se disperser la foule des âmes dolentes, émus et plein des égards accordés « bonjour les gars » aux derniers corps stressés et lents très âgés d’archéologues amateurs concentrant leur dernière énergie à prouver la rumeur de l’existence quelque part dans le parc d’un cimetière d’éléphants.
 … l’éléphant solitaire du zoo de Ljubljana, auprès de qui je venais chercher un moment de repos et d’innocence entre deux tournages au camp des réfugiés bosniaques de Roska, et qui avait utilisé la télépathie pour m’informer que la musique sur laquelle il dansait silencieusement était bien le « Tango » de Stravinski (…) »   Chris Marker : Slon Tango (1993) –
La glandouille toute entière de l’éléphant nous envole, un bébé mange des popcorns à travers la poussière,
nous brûlerons les papiers du pardon, les racines brûleront, avaleront les barreaux, nos yeux seront de cendre.

fin blanche

« la première image dont il m’a parlé c’est celle de trois enfants sur une route en Islande en 1965.  Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur et qu’aussi il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images mais ça n’avait jamais marché. Il m’écrivait: il voudra que je la mette un jour toute seule, au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on a pas vu le bonheur dans l’image on en verra le noir ». (In « Sans Soleil« )

« Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la Poste Centrale. Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit. Je marchais le long des petites échoppes des marchands de vêtements, j’entendais au loin la voix de M. Akao, répercutée par les haut-parleurs, qui avait monté d’un demi-ton. Enfin, je descendais dans la cave où mon copain le maniaque s’active devant ses graffitis électroniques. Au fond, son langage me touche parce qu’il s’adresse à cette part de nous qui s’obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons. Une craie à suivre les contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le cœur, pour l’offrir, ou pour l’effacer. À ce moment-là la poésie sera faite par tous, et il y aura des émeus dans la Zone. » Chris Marker, In Sans Soleil.

L a  J e t é e

du filet

Rarement – ordinairement pressé ou très dispersé – quand par hasard temps, patience et application s’accordent, je fouille à l’aveugle, en y répugnant vite, sur un étalage de débris épars, l’occurrence (hier, « poisson ») dans le stock de textes que j’ai pu écrire afin, éventuellement, de poursuivre celui tout juste écrit. Autant chercher des flèches depuis longtemps tombées loin de la cible, qui elle n’y est plus vraiment, ce qui complique, diffère, corrompt singulièrement l’intention initiale d’écrire (presque) d’un seul jet… L’occurrence d’une lettre morte.  « Poisson »; en décortiquant hier une centaine de crevettes crues, dispersant le jus noir brouillé de la veine dorsale, avec écœurement, je restai bouche bée à la remarque effrayée d’un schizo au presque végétarien que je suis : manger une dizaine de crevettes c’était comme tuer une dizaine de bœufs ou de porcs etc. à la fois.

Écrire sur le net, ce leurre d’un « direct », a pour effet de faire revenir régulièrement ce sentiment bizarre et stupide d’écrire par-dessus quelque chose de déjà écrit : ne resterait plus alors qu’à colorer la surface intérieure d’une forme donnée, ou relier d’un trait les points suivant l’ordre de leur numérotation, servir la forme dégagée. Une démiurgie minable, étique, que l’adjonction de bouts de textes personnels plus anciens trahit. Par aversion susdite ma pioche se porte alors plutôt alors sur des extraits, des citations d’auteurs dans des fichiers de collecte, ouverts pour la première fois, l’archive est un puits vaseux où s’enfoncent et creusent des pierres. Voici, avant que je ne me lasse d’écrire, quelques unes remontées comme elles sont venues:

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« La raison de la nasse se trouve dans le poisson, quand on a pris le poisson, on oublie la nasse ; la raison du lacet se trouve dans le lièvre, quand on a pris le lièvre, on oublie le lacet. La raison de la parole se trouve dans le sens à exprimer, quand ce sens est atteint, on oublie la parole, et les mots. Où trouverai-je quelqu’un qui oublie la parole et les mots pour dialoguer avec lui ? » Tchouang tseu , chap. 26, trad. revue par F. Jullien.

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« il y a le Bon Dieu qui est dans l’air dans une position de coureur, et il donne un départ; il a devant lui des canards et des poulets qui s’en vont à toute allure, et dans la mer il y a des poissons qui s’en vont aussi, il y a Dieu qui renvoie tout ça, c’est la fin de tous les codes ». Deleuze / Anti oedipe et mille plateaux / Cours Vincennes: nature des flux – 14/12/1971 

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« Pendant de longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges: (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit, y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld ». M. Proust A la recherche du temps perdu

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« Pendant sa somnolente grossesse, Amaranta Ursula essaya d’organiser une petite industrie de colliers en vertèbres de poissons. » Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (Cien años de soledad), p. 428.

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« Rien que leurs noms et leurs familles me font aimer les poissons. Je voudrais connaître le nombre des rayons de leurs nageoires et savoir combien d’écailles recouvrent leur flanc. J’imagine que je suis amphibie et que je nage, avec la tanche et la brème, dans tous les ruisseaux et les étangs du voisinage, ou que je sommeille avec le majestueux brochet sous les nénuphars de notre rivière, dans les nefs et les galeries sinueuses que forment leurs tiges » Février 1840, Journal, Henri David Thoreau

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« Une carpe mourante mord l’air

Dans l’herbe humide,

La rivière recule. Qu’importe.

Des poissons flasques dorment dans les herbes
Le soleil me sèche tandis que je danse ».

Gary Snyder, Second chant du Chaman.

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« Je me jetai dans l’eau la tête la première jusqu’aux épaules :

Étendu de tout mon long sur les galets-bourdonnements dans les oreilles

Les yeux grands ouverts et saisi par le froid,

je me retrouvais face à une truite.»

Water, Gary Snyder (Aristocrates sauvages).

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« Il prit une poignée de terre et lui dit: Sois homme! Et la terre ouvrit les yeux. Et elle ne le reconnut pas. L’homme sortit; il se brisa: l’homme tomba défunt; il remplit, ensuite je ne sais plus … l’eau de poissons, couvrit la terre d’animaux en glaise, remplit l’air de moucherons vrombrissants; dans le feu, il embusqua des salamandres: et il me mit devant toi. Et il décida que tous ceux qui sortiraient de nous se précipite: aient vers la mort. Tous se précipitèrent pers la mort. Nous la mangeâmes sans y penser. Quand nous eûmes de nouveau faim de lui, il avait disparu. » Novarina,  L’Acte inconnu, p.81

 

poisson de quel nom ?

Un pêcheur du dimanche est quelqu’un, précisément un pêcheur du dimanche, plus précisément il reste là, assis sur le rocher, aucun poisson, rien que le courant, les reflets lents, des remous fluides, des algues, façon de voyager. Il remarque sur le chemin du retour que tout se passe sur le chemin du retour, celui qui longe la rivière, parfois il arrive à la maison d’un coup, il se consacre à son épouse, à ses enfants, guettant les éclaircies, attendant. Zappage des chaînes qui émettent images et paroles semblables et désynchronisées, en continu, l’éternité de toc ronronne à son affaire, parfois oui des voix des lèvres des visages qu’on soupçonne n’être à personne, reflets nerveux en couleurs. Il fixe le bocal, l’idée revient et l’encombre de n’avoir pas de nom à donner au poisson. La bouche est close, la brume nocturne vient, assombrit le rouge laiteux des écailles, il faudrait mettre la lumière, il songe qu’il n’a jamais croisé les yeux d’un passeur.

L’essaim, la volée d’oiseaux bourdonnante effleure les arbres dénudés, évitent comme un seul, un poteau, en voie vers l’Afrique. Cette faculté prodigieuse qu’ont les bancs de poisson aussi, tous comme un seul, qui rendent la feuille morte et la pierre proches douées de ce « tout en un » dont nous sommes séparés, mutilés,  hypothéqués par un quelconque avenir où jamais nous ne sommes. Dans la pénombre de la pièce, une mouche d’hiver un instant entendue, pas vue. Le vent souffle à la façade, des coups ? le lampadaire rouillé branle au-dessus, sous le toit avancé, et puis les fenêtres sont vieilles, trop hautes et disjointes.

Ici un léger souffle froid ou son impression, et l’illusion des reflets d’entrevoir bouger une mèche, ses cheveux de l’autre bout du bocal; l’œil du poisson l’accroche, le méduse, pas d’étonnement à traverser un souvenir d’enfance quand sur Skype son père l’amuse à montrer derrière l’aquarium son œil doublé en volume alors qu’on l’entend hennir. L’œil du poisson, les reflets d’eau, une inquiétude, à cause du vent sans doute.

Le poisson rouge n’en finit pas de tourner, frôler la paroi de verre, sans jamais la rayer. Sait t-il encore que les premiers tours furent de s’échapper ? chaque tour ne compte plus, la queue le dos la tête sont à l’évasion, il en mourrait sinon. Justement déjà, quoiqu’étonnement vieux, il sent son poids alourdi de celui de l’eau, se dilue à la pesanteur de la mort, sa propre mort je veux dire car l’entour a fuit, au rebord de la fenêtre, un cimetière au ciel immobile jour et nuit. Il blanchit, s’amollit, chavire, c’est triste oui s’il n’était secoué de prémices anciennes à se faire la belle. On a vidé le bocal depuis, la nostalgie zone comme jamais secouée au vent de Kunming où les cages des oiseaux donnaient des couleurs et du piquant au ma-jong. Se faire la voile sur une île, marcher le long des côtes, aux pas perdus.

La Japonaise aux yeux de poisson-chat et son bout de bouche suceuse le confirme, d’avoir été conçue au milieu des bains d’air, destinée à porter des lunettes, lèvres plus tendres, douée de paroles, moins nue que le poisson fraîchement sorti de l’eau, frétillant éjecté, qui tombe, une flaque ronde, le bocal une lourde goutte, une masse d’eau gravide et décentrée d’être vide. Au bord de table, ou dans la gueule du renard, la tête-tronc, un nez dépourvu de toute prétention. Le poisson a abdiqué, dans la béance asphyxiante des nuages, le débat est reporté. Elle, moins lisse qu’une feuille, mais plus fragile et souple au ciel, exposée, sans bord, qui avait l’âge de ma mère lorsque je tétais et que l’espace devenait ventre, monde vacant.

fable — et chimères

A l’âne un masque de narrateur, en bottes chaussons ou pieds nus, ses yeux ses oreilles son museau sa corpulence son galbe son esprit triste et libre à deux doigts joyeux, bref son allure de celle des animaux qui habitent les fables, lâchés dans notre monde, s’y interposant, nous en remontrant : parodie, du gr. para et odos ; « chemin parallèle ». Celui qui dans la fable éclaire la nuit, la peuple de silences, une main tournant la page noire des histoires des maîtres du temps, brûlant les billets d’entrée. La fable de s’arranger avec une matière faite de ce qu’elle veut ou permet, est pétrifiée en zone impartie ; ad-nauseam, de l’animal domestiqué chassé mangé, le zoo advient civilisateur, sortant les animaux des fermes, des abattoirs, soustraits aux pièges, aux balles des braconniers et forestiers – parfois même suivis d’autochtones pour faire nature ; derrière les grilles l’intérêt des inventions, l’événement capturé en parc à thèmes, en Disneyland à être image parmi les images échangées, les jeux de rôles etc. on se croirait un jour acteur.

Ici l’âne sous les traits d’un détective incognito s’offrirait quelques découvertes plus inattendues que celles du terrain où débusquer l’assassin souriant parmi les exposants de la foire « tendres robots de compagnie ».