Rarement – ordinairement pressé ou très dispersé – quand par hasard temps, patience et application s’accordent, je fouille à l’aveugle, en y répugnant vite, sur un étalage de débris épars, l’occurrence (hier, « poisson ») dans le stock de textes que j’ai pu écrire afin, éventuellement, de poursuivre celui tout juste écrit. Autant chercher des flèches depuis longtemps tombées loin de la cible, qui elle n’y est plus vraiment, ce qui complique, diffère, corrompt singulièrement l’intention initiale d’écrire (presque) d’un seul jet… L’occurrence d’une lettre morte. « Poisson »; en décortiquant hier une centaine de crevettes crues, dispersant le jus noir brouillé de la veine dorsale, avec écœurement, je restai bouche bée à la remarque effrayée d’un schizo au presque végétarien que je suis : manger une dizaine de crevettes c’était comme tuer une dizaine de bœufs ou de porcs etc. à la fois.
Écrire sur le net, ce leurre d’un « direct », a pour effet de faire revenir régulièrement ce sentiment bizarre et stupide d’écrire par-dessus quelque chose de déjà écrit : ne resterait plus alors qu’à colorer la surface intérieure d’une forme donnée, ou relier d’un trait les points suivant l’ordre de leur numérotation, servir la forme dégagée. Une démiurgie minable, étique, que l’adjonction de bouts de textes personnels plus anciens trahit. Par aversion susdite ma pioche se porte alors plutôt alors sur des extraits, des citations d’auteurs dans des fichiers de collecte, ouverts pour la première fois, l’archive est un puits vaseux où s’enfoncent et creusent des pierres. Voici, avant que je ne me lasse d’écrire, quelques unes remontées comme elles sont venues:
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« La raison de la nasse se trouve dans le poisson, quand on a pris le poisson, on oublie la nasse ; la raison du lacet se trouve dans le lièvre, quand on a pris le lièvre, on oublie le lacet. La raison de la parole se trouve dans le sens à exprimer, quand ce sens est atteint, on oublie la parole, et les mots. Où trouverai-je quelqu’un qui oublie la parole et les mots pour dialoguer avec lui ? » Tchouang tseu , chap. 26, trad. revue par F. Jullien.
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« il y a le Bon Dieu qui est dans l’air dans une position de coureur, et il donne un départ; il a devant lui des canards et des poulets qui s’en vont à toute allure, et dans la mer il y a des poissons qui s’en vont aussi, il y a Dieu qui renvoie tout ça, c’est la fin de tous les codes ». Deleuze / Anti oedipe et mille plateaux / Cours Vincennes: nature des flux – 14/12/1971
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« Pendant de longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges: (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit, y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld ». M. Proust A la recherche du temps perdu
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« Pendant sa somnolente grossesse, Amaranta Ursula essaya d’organiser une petite industrie de colliers en vertèbres de poissons. » Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (Cien años de soledad), p. 428.
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« Rien que leurs noms et leurs familles me font aimer les poissons. Je voudrais connaître le nombre des rayons de leurs nageoires et savoir combien d’écailles recouvrent leur flanc. J’imagine que je suis amphibie et que je nage, avec la tanche et la brème, dans tous les ruisseaux et les étangs du voisinage, ou que je sommeille avec le majestueux brochet sous les nénuphars de notre rivière, dans les nefs et les galeries sinueuses que forment leurs tiges » Février 1840, Journal, Henri David Thoreau
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« Une carpe mourante mord l’air
Dans l’herbe humide,
La rivière recule. Qu’importe.
Des poissons flasques dorment dans les herbes
Le soleil me sèche tandis que je danse ».Gary Snyder, Second chant du Chaman.
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« Je me jetai dans l’eau la tête la première jusqu’aux épaules :
Étendu de tout mon long sur les galets-bourdonnements dans les oreilles
Les yeux grands ouverts et saisi par le froid,
je me retrouvais face à une truite.»
Water, Gary Snyder (Aristocrates sauvages).
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« Il prit une poignée de terre et lui dit: Sois homme! Et la terre ouvrit les yeux. Et elle ne le reconnut pas. L’homme sortit; il se brisa: l’homme tomba défunt; il remplit, ensuite je ne sais plus … l’eau de poissons, couvrit la terre d’animaux en glaise, remplit l’air de moucherons vrombrissants; dans le feu, il embusqua des salamandres: et il me mit devant toi. Et il décida que tous ceux qui sortiraient de nous se précipite: aient vers la mort. Tous se précipitèrent pers la mort. Nous la mangeâmes sans y penser. Quand nous eûmes de nouveau faim de lui, il avait disparu. » Novarina, L’Acte inconnu, p.81