sirènes muettes

 

 

tapis-de-silences

D’ici la fin de ce siècle plus de la moitié des langues auront disparues. Au lieu, une langue impériale invasive divisée en une multitude de parlés vernaculaires aux branches de plus en plus fragiles, le tronc de plus en plus troué – mais aussi d’innombrables inventions de langues hermétiques, à usage personnel, uniques et primitives, multi langues pressées, cubiques, ligneuses, imprononçables dans le sommeil, dans le silence de la tête qui rêve, des mots-sources sans aura, cachés dans leur poids d’ombres, miroirs froids aux définitions chaotiques d’états sans durée: langue émotionnelle d’un farouche constructeur de barrages sauvages, l’oreille au glissement de l’eau, les algues s’augmentant aux flots grondants. Au mur de quoi tenir, les cris, les évasions finales.

 

à côté

 

« On ne sort pas intact. On sort liberé. On a vu le bout et on sait que demain dans la rue, la différence n’est pas si grande. Heureusement il y a des fous en liberté. »
« On ne sort pas intact. On sort libéré. On a vu le bout et on sait que demain dans la rue, la différence n’est pas si grande. Heureusement il y a des fous en liberté. » R. Deapardon

Ils dorment la plupart du temps leur vie blanche et même au-delà tant jour et nuit s’oublient à coté de la mort. Par la persienne, sans le paquebot sur la mer, pas d’avant ni d’après, juste l’étendue variable du ciel ouvert fermé. Leurs sporadiques éveils sont tout agitation, ils inspirent, respirent dans leur peau, saturent leur propre air, et à la dispersion dehors ils vont courants encombrés comme morts. L’invasion mentale vire en assaut contre le monde, à l’enserrer d’un nœud de mots, un bloc qui ne pèse qu’une seconde. Ils instruisent un éternel procès où leur corps fendu persiste, accusateur.

des têtes séparées

Voix, elle délirait se tenant au bastingage tandis que nous, qui n’existions pas pour elle, en retenions l’autre bout. D’une seule voix, non pour exténuer sa frayeur, d’un timbre unique, d’un seul refus, en saccades et d’un bloc à faire vibrer l’air, mettant en miettes le langage.

On l’enferma, sa personnalité se développa. On le libéra et il devint méconnaissable. On l’enferma tour à tour dans des cellules de plus en plus petites, il allait toujours mieux. À la fin de sa peine il n’y eut plus personne à libérer.

Il perd jour après jour sa timidité depuis le jour de son intronisation. Devant l’incroyable de ses désirs se dévoilant, sa jouissance rivalise d’orgueil. Parfois sa mère quand la nuit tombe à midi le secoure.

Sa gueule est restée collée au miroir. Inapte à l’hypnose. Pas la moindre idée de ce qu’il est, comment pourrait-il s’éviter ? D’une détermination sans faille il fend droit devant, trop de tristesse insensibilise, tout le monde s’écarte, sauf les autres pareils à lui. Il cherche le vide, il est un sceau sans fond. Le soleil par la fenêtre a assombri sa chambre.

Highland, California, 1983 Robert Adams:

sans suite XIII

Nous racontons des histoires dans lesquelles nous rentrons. Les amnésiques qui accrochent leur regard au plafond ne sont pas drôles, de peur qu’ils tombent on se tait. Nous-mêmes si incertains là où on est, si peu ponctuels, et tout se précipite si vite. Usés nous reconnaissons mal les choses à peine découvertes et qui déjà s’effacent ou s’ensevelissent.

Toute la journée assis derrière la vitre, la neige tombe, folie le perfectionne, il court de plus en plus vite sur une surface qui se réduit, le poisson rouge entame sa nuit, grossit les reflets des vitres.

À qui était mon corps, demandait-il. Par éclats, loin, par éclats sa peur qu’il délirait, en raide posture et marche pénible l’obligeant à souffler, à s’adoucir, puis une autre peur en écho s’y superposant, longeant son ombre, sa dernière forteresse. Un autre visage émergeait, face à face, etc.

Il a bien plus d’ennemis qu’il ne le croit, il le sait. Il feint de n’en rien savoir, et les convoque, les aligne un par un, histoire de régler leur compte au plus près, en secret, une fois pour toutes.

La salle est un couloir dans un désert parmi tant d’autres. Les murs ont absorbés assez de folies que derrière eux s’échappent des histoires toutes seules qui se perdent. Les corps pesant des tonnes, à moitié là, des mains osseuses et flasques pendues au vide intact. D’un tremblement, une intercession espérée, un biais, un contournement, un raccourci imparable, ou tout autre chose, une main tendue, ou plutôt rien qu’un banc, un banc impérial.

Les abandons, il cherche l’amour des vagabondes, le gueulard qui s’est tu, lentement, avec tristesse, ici et là il s’effrite, s’égare encore sur les lieux de la colère, les milles et une raisons de la première, de sa première raison.

De plus en plus souvent il ne répond que par oui ou non, sans qu’on trouve toujours le rapport et nous oublions la question. De temps à autre vérifier s’il parle, l’interpeler, s’il est encore vivant, s’assurer où est-il, une ombre transparente.

Quoique sa langue ait perdu la grammaire, que ses phrases se disloquent et les mots lui échappent, il ne s’était jamais senti si puissant avec pour seul interlocuteur le vent.

Lui sous une succession de perceptions qui surviennent et loupent la chronologie (trop vite, trop lent). Au supplice il se raccroche au corps du roi, il irradie, et plante le milieu du monde en soi.

zone intermédiaire

Concentration où on s’abrutit, où le temps pour qu’il passe doit être allongé, repoussé en chaînes, en arrière. Au passage, des chiens tapis dans les coins, effrayés, secrète béance une et entière promise. Eau étale où l’esprit doit se porter et taire le moindre remous, se hisser à la vitesse du tsunami. À deux doigts de la noyade ne pas perdre de vue la borne pour s’y rejoindre, entendre l’alerte, l’hallucination qui l’éclaire. Revenir s’échouer sur la grève. Refaire surface du désordre des éclats, plonger les yeux dans l’ombre, tenir dans la zone intermédiaire tracée entre deux pressions, sur le mirage d’une ligne de flottaison. Nuages qui brassent le même premier jour.

Le livre de Lancelot du Lac and other Arthurian Romances, Northern France 13th century Beinecke Rare Book & Manuscript Library, MS 229, fol. 295r

entours épuisés

Nakaji Yasui  安井 仲治(1903-1942)  De la Photobook %22Hikari%22 (lumière) Maruzen, Osaka 1940  préparatif à la fêteIls sont là, six, par hasard, rassurés d’être ensemble, placés suffisamment isolés les uns des autres, silencieux, recueillis comme des pierres, amarrés à leur isolement, ça semble tenir quand même.

Lui, de face, pleine face, c’est deux profils se découpent. De temps à autre il cherche dans les yeux de l’autre qui peut-il bien être. Impossible de détacher l’un du deux, l’effort redouble l’impossibilité, la distance est le champs de bataille. Dans cette image telle et telle partie d’autres images, de file en aiguille elle ne ressemble à rien, tentative de reconnaissance revenant pulvérisée à son point de départ.

Un pas encore, faire perdurer l’ennui, la vie ne tient qu’à ça, d’alléger, se glisser dans les creux, les frontières se resserrent. Il s’invente, ça part dans tous les sens dans un monde flottant où il n’est jamais rentré, où on l’a toujours sorti, chaque avancée s’avère être une dette. Avec lui surtout ne pas parler ne pas interrompre ne pas réfléchir, rester attentif, ne pas comprendre, le chien perdu, son rêve est mort. Attendre que coule l’eau sous le petit pont, franchir le petit pont, d’un pas hésitant, sa déambulation lente, un algèbre compliqué, ou c’est le sol qui se dérobe.