des turbulences et des mamans

(…) Avant-hier, pendant le repas, ici à la maison du peuple, j’ai parlé avec un monsieur d’un âge avancé, qui a été instituteur pendant seize ans, de l’humanité, de l’Etat, de l’alcool, et pour finir des filles que l’on dit « tombées ». Je lui ai dit que je considérais les filles tombées comme une nécessité sociale pour l’Etat, étant donné qu’il serait impossible que toutes les femmes soient simplement convenables. Car un certain pourcentage du monde des hommes a absolument besoin d’une petite parcelle de dépravation dans le monde des filles. Les maîtres d’école sont très gentils, sinon; mais ils souffrent d’un défaut de caractère qui vient de ce qu’il leur a fallu toujours un peu disputer, s’imposer. Ils adorent la polémique. Nous avons donc longuement polémiqué, et une fois de plus, j’ai prouvé que j’étais un orateur à toute épreuve. Entre autres choses il m’a dit: « Mon cher ami, pensez toujours bien fort à votre mère, de la sorte il vous sera impossible de vous noyer dans les turbulences de la vie. » Je lui ai répondu: « Mon cher Monsieur, vous avez dit là quelque chose d’admirable. D’expérience je le savais déjà, d’ailleurs. » Tous les moralistes se prennent grosso modo pour les presques uniques détenteurs du savoir ; ils ne pensent pas que d’autres pensent également à pas mal de choses. Bien sûr, chère Madame Mermet, je situe une maman telle que vous en êtes une pour moi par exemple, très haut, vous êtes bien placée pour le savoir. Mais il y en a encore beaucoup d’autres, ou disons, une belle série de mamans, et si je voulais être unilatéral et ne penser jamais qu’à une seule maman, toutes les autres m’en voudraient. Il faut, sur ce point précisément, observer une prudence inouïe, et je considère comme mon plus beau devoir de rester juste envers toutes mes si chères, si belles et si tendres mamans. Avant tout, ici, il s’agit de garder son calme, et si d’aventure une maman vous fait un jour les gros yeux, on peut être sûr qu’elle a de bonnes raisons de le faire. Je suis toujours dans une posture très délicate, bien sûr, mais avec un peu d’habileté, on parvient à se faufiler, et cela réussit surtout si on ne se considère comme ni trop vertueux, ni trop coupable d’un péché. (…)

Bern, Thunstrasse 20 III (mi-octobre 1925), in Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949, p 264, Zoé éd.

Cristina Garcia Rodero - nos chères mamans

éclipse

Robert Walser, 25. 12. 1956
Robert Walser, 25 Déc. 1956

Je parcours mon chemin

Qui me conduit peu loin,

Me ramène chez moi ;

Puis sans mots ni émoi

Me voici éclipsé

R. W – VII 22 (1899 – Trad. G. Musy)

« Les Enfants Tanner »  en PDF

Traduit de l’allemand par Jean Launay
Gallimard

limite du monde

Retrouver une femme, avant la première femme, la même, pas encore — même histoire de John Clare (1793–1864) qu’on surnommait « le poète paysan du Northamptonshire », à cause de sa réclusion à l’asile de Northampton, ses dernières vingt-sept années– enfermé après qu’il eut pris congé de sa femme et de ses neuf enfants, fuyant pendant trois jours et cent vingt kilomètres, sans manger ni boire, retrouver Mary Joyce, quand on lui eut annoncé qu’elle avait disparu, la dernière fois vue il y a plus de dix ans.

Walser bien sûr, et aussi me revient « Sur le chemin des glaces » (journal-récit de W. Herzog d’une marche, d’une conjuration de vingt-deux jours de Munich à Paris, contre le sort de la mort imminente de l’historienne du cinéma Lotte Eisner : Au bout du rouleau, il s’avance dans la chambre de la malade, déclare :

« Ouvrez la fenêtre. Depuis quelques jours, je sais voler. »

John Clare ―Autobiographie : « J’aimais cette disposition à la solitude depuis mon enfance et j’avais le désir de partir à l’aventure dans des endroits où je n’étais jamais allé auparavant. Je me rappelle un incident que provoqua ce désir quand j’étais très jeune, il valut quelque anxiété à mes parents. C’était l’été et je partis le matin ramasser des fagots dans les bois mais j’eus le désir de m’aventurer à travers champs et je l’ai satisfait. J’avais souvent vu lorsque j’y allais avec les élagueurs la vaste lande appelée Emmonsales étendre ses ajoncs dorés devant mes yeux jusque vers les solitudes inconnues et mon désir m’a poussé à profiter de l’occasion pour les explorer ce matin même. Je croyais que l’horizon constituait la limite du monde et qu’une journée de marche était suffisante pour l’atteindre. Ainsi je partis le cœur plein de joie et dans l’espoir de faire des découvertes, m’attendant, quand j’arriverais au bord de l’horizon, à pouvoir regarder en bas comme si je regardais dans une immense fosse pour étudier ses secrets, de même que je croyais pouvoir regarder le ciel en regardant dans l’eau. Alors j’avançai plein d’ardeur et j’errai parmi les bruyères tout le jour jusqu’à ce que je ne reconnaisse plus rien que les fleurs, que les oiseaux sauvages eux-mêmes semblent m’oublier et que je m’imagine qu’ils étaient les habitants d’un nouveau pays ; le soleil lui-même semblait être un nouveau soleil et briller dans une partie du ciel différente. Je ne ressentais toujours pas la peur, dans ma joie de découvrir toutes ces merveilles il n’y avait pas de place pour cela. Je découvrais de nouvelles merveilles à chaque instant et marchais dans un nouveau monde en m’étonnant souvent de ce que je n’avais pas trouvé la limite de l’ancien. Au loin le ciel touchait encore la terre comme toujours et mon esprit d’enfant était rempli de perplexité. La nuit tomba tout doucement avant que j’aie pu songer que ce n’était plus le matin depuis que le papillon blanc avait pris son envol sous les buissons, que l’escargot noir se promenait sur l’herbe, que le crapaud sautait sur les traces que le lapin avait laissées l’après-midi et que les souris trottinaient et chantonnaient en poussant de petits cris stridents, pendant que le criquet chuchotait dans sa haie, l’heure où s’éveillent les esprits était proche, qui me pressa de retrouver le chemin de la maison. Je ne savais plus où aller mais le hasard me mit sur la bonne voie et quand je suis rentré dans nos champs je ne les reconnaissais plus, tout me semblait différent. »

(Robert Walser, l’écriture miniature. Éd. ZOÉ): « La chanson que chantait la petite paraissait être d’un genre tout à fait joyeux et heureux. Les notes retentissaient comme le bonheur lui-même, le jeune et innocent bonheur de vivre et d’aimer ; elles s’élançaient, comme des figures d’anges aux ailes allègres immaculées comme la neige, vers le ciel bleu, d’où elles paraissaient ensuite retomber pour mourir en souriant. Cela ressemblait à une mort de chagrin, à une mort causée peut-être par une joie trop grande, à un excès de bonheur dans l’amour et la vie, à une impossibilité de vivre à force de se représenter la vie avec trop de richesse, de beauté et de délicatesse, si bien qu’en quelque sorte l’idée subtile et débordante d’amour et de bonheur qui venait envahir l’existence avec exubérance semblait trébucher, basculer et s’effondrer sur elle-même…»

Microgramme 117

Walser, inlassable jardinier du désert philosophique, dormant l’été, buvant au feu du regard la neige d’hiver, à la nuit décomptant plutôt que du mouton les corbeaux déteints dans les flocons des jours.
 
1
____________________________________

 Face à son être merveilleux
ne soyons pas révérencieux,
surtout, n’en faisons aucun cas,
sinon lui-même ne s’y retrouve pas,
devient bizarre et tout grincheux,
il suffit de lui dire ; « viens-ça ! »,
et là-dessus, hop, le voilà !
Mais lui réserve-t-on caresses, chatteries,
Il devient chat qui griffe,
s’arrête et se rebiffe.
Si on le dresse avec rouerie,
Et le traite comme un toutou,
quel bonheur il affiche, tout
rond et rubicond de joie
corps et âme il déploie.
Si l’on voyait toutes ses humeurs,
on resterait frappé de stupeur.
À peine croit-on l’amour idéal,
qu’il devient supplice infernal,
bref, en gros, on peut bien penser
qu’il a du plaisir à danser,
car ce qui le distingue le mieux
remonte au temps des aïeux,
surtout ne fais jamais son éloge,
sinon, sois-en sûr, il déloge,
ne lui demande rien, il sera là, pas loin.
 
Robert Walser, l’écriture miniature, microgramme 117, P. 49 Zoé


____________________________________

vv
c
 » Il me plaît de comparer mes petites proses à de petites danseuses qui dansent jusqu’à ce qu’elles soient totalement usées et s’écroulent de fatigue « . 
Stray Ghost – Music for Robert Walser

____________________________________

connexion lente

:-:
j’avais oublié l’essence, depuis le temps qu’on me l’a dit je me le suis dit aussi — comme finalement il se faisait tard, j’allais abandonner l’engin comme les autres.
__________________________________________
« Tout se déroulait et s’écoulait au même rythme. Une brume légère, une espérance enveloppaient tout. La connaissance des hommes allait de soi. En un clin d’œil, chacun savait à peu près tout de l’autre, mais la vie intérieure restait un secret. L’âme se métamorphose sans cesse. […] Je voulais parler à quelqu’un mais n’en trouvai pas le temps; je souhaitais avoir un repère solide, ne le découvris pas. Au beau milieu de l’incessante progression, j’avais envie de me tenir immobile. Le foisonnement et la rapidité étaient trop foisonnants et trop rapides. Chacun se dérobait à chacun. C’était comme un flux qui s’en allait comme s’il se dissipait, qui venait machinalement et disparaissait de même. Tout était irréel, moi aussi »
 Robert Walser, « La rue », Retour dans la neige, Genève, Zoé, 1999, p. 120.