habiter quelque part

De la lumière aveuglante de la plage à midi les silhouettes de promeneurs dispersés, la course des chiens ivres de vent, les éclats de voix, le roulis, les figurines fugaces bordées débordées, couchées sur le rivage, somnambules, peuple du dortoir des rêves.
Les arrêts sur image dans le ciel entrent dans le ciel. on courre dans les vaisseaux. la mer est le ventre de la terre, du ciel y luit la nuit.
Plus loin on arrive quelque part, la place est large. les trois-quarts des maisons vides. une vieille dame au crépuscule nourrit les chats. un homme, toujours un autre d’autres époques, apparaît épisodiquement derrière une fenêtre, les yeux collés sur un passant d’occasion.
Par le village, dit le guide, vous entrez dans l’histoire. Au-dessus dans les champs, quelqu’un préférant ne rien savoir avec yeux fermés entre dans le paysage.
Est-ce la fenêtre ouverte qui bat au vent dans la maison vide ?
difficile de l’entendre la vieille dame qui dit, le garage est une bâtisse de plusieurs siècles sous laquelle tu vas garer ta voiture. c’est une vieille maison tout ça, dit-elle, ne trouvant plus les clefs pour y entrer.
Tu habites un lieu aussi loin que tu peux le parcourir les yeux fermés. sur le chemin celui que tu vois te dépasser, courbé, de profil, plonge dans la poussière, tranche ton élan à lui porter secours.
La maison pour l’adopter demande à superposer et à croiser ses pas par milliers. le temps doit redevenir ce don du voyage qui le défait. l’automatisme d’un corps et d’une tête ailleurs finissent par se rejoindre. la maison devient habitée.

temps zéro retranché

Au fond du ravin une rivière, une nappe d’eau en mouvement, son avancée ondoyante, vaguelettes flottantes qui s’écoulent tout en produisant leurs flux contraires, du dedans. Le courant creuse son avancée, assure les méandres de son horizon, rend le cours perpétuel, le temps à la renverse, comme les vagues adossées au lit qui se forme. L’eau creuse autant qu’elle avance au temps long des falaises. Les bords sont faits de vieilles vagues assemblées, les bords sont faits de rives franchies, d’autant de creux que de champs d’inertie.
Plus haut une pluie de brumes accélère le cours d’eau dont les limites s’évasent, se plissent, s’enfoncent en ramifications, s’étendent au-dedans, dans les airs.

dimension d’un territoire

Il existe, dans la vraie vie, un fil sans bout ni d’un côté ni de l’autre, qui rend la vie pratique si épuisante qu’à chercher à la comprendre, se découvrent en elle les traits d’un witz incongru.
Le récit de soi classe par séquences des événements, les assemble autour d’un temps non-fixe dont l’axe change tout le temps, selon la succession de points d’assemblage impossibles à tordre, impossibles à maintenir, des points souples d’ancrage fixés n’importe où. rapprocher les événements, bout à bout, sans tenir compte des temps morts uniformes et sans histoire, qui avec le sommeil forment l’essentiel du temps, donnent à la vie son caractère illusoire et pathétique, réplique de répliques. reste à rejoindre le sommeil comme refuge protecteur d’une quête sans héros pour quelques miettes précieuses.

NASA 3502513

schize 2

Les petits problèmes se dissolvent en d’autres problèmes dont la taille fluctue, les problèmes catastrophiques se résolvent par dissolution de leurs termes. avant de disparaitre, dès que tu te lèves tu pénètres un territoire. tu es à moitié toi, un peu de territoire, tu es entre toi et le territoire. dès que tu sors du territoire tu pénètres la moitié d’un autre territoire. des maisons abandonnées pour toujours, des cibles trop faciles. il y a des territoires que tu as pénétrés où tu t’es perdu, des territoires familiers que tu ne vois plus, et des territoires qui ne veulent pas te lâcher. il y a toujours une moitié de toi que tu ignores et qui te donne l’espoir. à tes moments perdus à chercher qui tu es tu deviens plusieurs tout aussi inconnus que ceux à qui tu parles. tu suis sans écouter l’expression du visage et réponds à moitié. tu aimerais savoir quand tu t’es fourvoyé et pouvoir recommencer à zéro. ce n’est surement pas savoir, zéro ne veut rien dire. tu tiens encore aux motivations qui t’avaient conduit à sortir et tu n’es pas sûr de celles qu’il faut pour revenir. tu n’es pas encore prêt pour t’arrêter. rien n’a pu être arrêté, tu restes sans voix, à contre sens. sans réponse les questions s’obstinent et n’obtiennent qu’un silence imparfait. alentour tout se modifie. une reconstitution a lieu. la moitié de toi est engagée dans le spectacle, sans extériorité pour t’en sortir. tu cherches le nord. le silence dans la disputation entre bêtise et idiotie scelle cet étrange ménage. l’ange et la bête mêlent leur voix.

UGGIANAQTUQ

Le paysage froid et blanc des banquises force la langue à y guetter le moindre changement, à composer un lexique d’états changeants incorporés aux récits immuables des dieux, répétitifs, inépuisables. L’invisible maître est muet, sans souffle, le paysage austère, son peuple clairsemé. La langue s’hybride aux silences des lointains sans quoi la mobilité lente des nuits des aurores boréales l’aurait chassée. Les mots sculptent en creux la surface immaculée d’un horizon percé de séquences vivantes faites de bonheur, de disparitions, d’ennui.

Uggianaqtuq, écrit Glen Albrecht, désigne sur l’île de Baffin en langue inuite l’ami agissant étrangement, brusquement, irrationnellement, séparé, imprévisible. Ce terme s’impose à l’esprit inuit pour caractériser désormais leur environnement rendu méconnaissable par le réchauffement climatique.
Le terme d’Uggianaqtuq ne parle pas à tous ceux qui l’entendent, en particulier pas à l’ami agissant étrangement, à l’orgueilleux paranoïde qui l’avale bouche grande ouverte au vent. Uggianaqtuq est ce qui lui reste d’une gueule et du bruit de celui qu’il manqua d’étrangler. Il creuse les angles morts. Dans le miroir fendu petites ou grandes désolations reviennent au même.

Dans l’air lourd du pétrolier il médite son empire, éparpillant les plans, des grappes de souvenirs mélodieux entourent la lune couchante. Un paysage de papillons saouls saturé de chaleur.
Dans son vaste château il trouve le moyen de se cogner à tout et à se plaindre de ne rien retrouver. Il remue les glaçons au fond du verre de whisky, tournant le dos à la banquise de mer.
Gaïa est prodigue en surnuméraires, en bugs et chaos. Gaïa recrache, s’enlaidit, se purge. Dans le Hubei quelqu’un se tord de rire sous un ciel redevenu bleu.

Rupture du plateau de glace, Larsen B, Antarctique, NASA

masse atomique

Le sol jonché de vieux chemins partiellement effacés, fausses pistes, chemins malencontreux se recouvrant les uns les autres de telle sorte qu’on appelle ce sol une escalade, montagne de laquelle du regard on domine l’horizon où on se jetterait de tout son long rien que pour le franchir.

Nous ne cherchons rien, nous discutons derrière les murs du silence de l’esprit, nous avons de la place, nous répliquons à l’échos, seul nous discutons, nous ne cherchons rien.

Tout est la même chose, l’Un, le début, ce dont on s’éloigne divisé. Le reste, un fond sans limite sur lequel les mouvements sont ceux d’un dormeur que le milieu métamorphose.

L’horizon départage ciel et terre, sans être ni l’un ni l’autre, n’existe que dans le regard. Vide, essaim de centres éclairs entre chutes verticales.

Takashi Yasunura. Nishihotakaguchi, série « Traçage de la nature » 2001