sous l’oeil du chien

remonter les échos de souvenirs en morceaux, disjoints. se dire une centaine, assez pour susciter des combinaisons inédites. mais ce travail de composition épuise.

idéalement se donner le temps, avoir tout le temps et la patience de tirer et nouer les fils. sauver l’histoire d’une plus ancienne, remonter l’histoire de notre histoire. ce lointain, que des héritiers habiles incarnent ou interprètent, comment savoir, démontrent aux yeux de tous la vérité d’une fable — témoins vivants creux en dedans.

car c’est autant l’histoire que la dire, d’où ce débordement du langage, des gestes et des façons de faire, calmant les bavards de leurs terreurs solitaires.

ce besoin de passer le temps à parler, à dire ce qui se passe, se raconter. les mots comme unité de mesure du temps qui passe, ombres ou silhouettes, mesures de sa vitesse. sans quoi le temps sans mémoire est presque rien.

impossible de définir une histoire sans la prémonition d’une fin; déjà là avant d’avoir été trouvée, découverte (évidemment ce n’est pas la partie enfouie de l’histoire que seul un miracle pourrait révéler, quoique celle-ci soit un cauchemar).

aucune histoire passée n’est authentique, on s’en raconte. les traces qu’on porte en soi, en chauds organes, et puis surtout les histoires tout autour, humaines, techniques, politiques, naturelles, ce qui remonte à la surface, la colonise, l’extermine, etc. nous aimons pourtant les histoires uniques qui parlent à tous, panoramiques.

la vie éclairée au jeu des réminiscences, des ruminations sur le jugement dernier sous l’œil d’un chien exténué.

point zéro

le vent tournoie dans ce recoin expulsant par saccades des odeurs de lilas, de fleurs de fruitiers, de fuel, de fumier. une assemblée de têtes percent un sarcophage géant où pullulent des chimères endormies couvertes de parures corporelles. les vagues comme les nuages de loin glissent sur les yeux. l’éternel retour fixe le point zéro. ici les chimères sont aux anges. on s’évade du labyrinthe.
dans ce coin retiré à la montagne où les horloges n’existent pas, dans la pierre la plus haute de la voûte du portail du monastère est gravé un soleil. d’un pas tranquille la ronde aux alentours faite de prières et de guets dure une heure.
les moines-horloges se relaient là depuis les premiers hommes, depuis cette grotte étendue par l’aile du monastère ou vingt-quatre disciples cohabitent.
chaque jour recommence à minuit pour le fidèle qui entame sa ronde qu’il a entrepris la veille à onze heures. le lendemain il commencera à une heure, il saute d’heure en heure comme les vingt-trois autres fidèles qui suivent à tour de rôle. l’avant l’après et le maintenant sont une triade, les quarts d’heure scandent le rythme. le livre des prières est constitué de vingt quatre chapitres. chaque prière dure une heure, chaque jour, vingt-quatre prières. les 8 760 prières annuelles sont réparties sur 24 chapitres dont chacun contient exactement 365 prières. la ronde annuelle arpente approximativement 40 000 km, c’est à dire un tour de la terre.

Roland Topor- Le Grand Livre

habiter quelque part

De la lumière aveuglante de la plage à midi les silhouettes de promeneurs dispersés, la course des chiens ivres de vent, les éclats de voix, le roulis, les figurines fugaces bordées débordées, couchées sur le rivage, somnambules, peuple du dortoir des rêves.
Les arrêts sur image dans le ciel entrent dans le ciel. on courre dans les vaisseaux. la mer est le ventre de la terre, du ciel y luit la nuit.
Plus loin on arrive quelque part, la place est large. les trois-quarts des maisons vides. une vieille dame au crépuscule nourrit les chats. un homme, toujours un autre d’autres époques, apparaît épisodiquement derrière une fenêtre, les yeux collés sur un passant d’occasion.
Par le village, dit le guide, vous entrez dans l’histoire. Au-dessus dans les champs, quelqu’un préférant ne rien savoir avec yeux fermés entre dans le paysage.
Est-ce la fenêtre ouverte qui bat au vent dans la maison vide ?
difficile de l’entendre la vieille dame qui dit, le garage est une bâtisse de plusieurs siècles sous laquelle tu vas garer ta voiture. c’est une vieille maison tout ça, dit-elle, ne trouvant plus les clefs pour y entrer.
Tu habites un lieu aussi loin que tu peux le parcourir les yeux fermés. sur le chemin celui que tu vois te dépasser, courbé, de profil, plonge dans la poussière, tranche ton élan à lui porter secours.
La maison pour l’adopter demande à superposer et à croiser ses pas par milliers. le temps doit redevenir ce don du voyage qui le défait. l’automatisme d’un corps et d’une tête ailleurs finissent par se rejoindre. la maison devient habitée.

temps zéro retranché

Au fond du ravin une rivière, une nappe d’eau en mouvement, son avancée ondoyante, vaguelettes flottantes qui s’écoulent tout en produisant leurs flux contraires, du dedans. Le courant creuse son avancée, assure les méandres de son horizon, rend le cours perpétuel, le temps à la renverse, comme les vagues adossées au lit qui se forme. L’eau creuse autant qu’elle avance au temps long des falaises. Les bords sont faits de vieilles vagues assemblées, les bords sont faits de rives franchies, d’autant de creux que de champs d’inertie.
Plus haut une pluie de brumes accélère le cours d’eau dont les limites s’évasent, se plissent, s’enfoncent en ramifications, s’étendent au-dedans, dans les airs.

dimension d’un territoire

Il existe, dans la vraie vie, un fil sans bout ni d’un côté ni de l’autre, qui rend la vie pratique si épuisante qu’à chercher à la comprendre, se découvrent en elle les traits d’un witz incongru.
Le récit de soi classe par séquences des événements, les assemble autour d’un temps non-fixe dont l’axe change tout le temps, selon la succession de points d’assemblage impossibles à tordre, impossibles à maintenir, des points souples d’ancrage fixés n’importe où. rapprocher les événements, bout à bout, sans tenir compte des temps morts uniformes et sans histoire, qui avec le sommeil forment l’essentiel du temps, donnent à la vie son caractère illusoire et pathétique, réplique de répliques. reste à rejoindre le sommeil comme refuge protecteur d’une quête sans héros pour quelques miettes précieuses.

NASA 3502513

schize 2

Les petits problèmes se dissolvent en d’autres problèmes dont la taille fluctue, les problèmes catastrophiques se résolvent par dissolution de leurs termes. avant de disparaitre, dès que tu te lèves tu pénètres un territoire. tu es à moitié toi, un peu de territoire, tu es entre toi et le territoire. dès que tu sors du territoire tu pénètres la moitié d’un autre territoire. des maisons abandonnées pour toujours, des cibles trop faciles. il y a des territoires que tu as pénétrés où tu t’es perdu, des territoires familiers que tu ne vois plus, et des territoires qui ne veulent pas te lâcher. il y a toujours une moitié de toi que tu ignores et qui te donne l’espoir. à tes moments perdus à chercher qui tu es tu deviens plusieurs tout aussi inconnus que ceux à qui tu parles. tu suis sans écouter l’expression du visage et réponds à moitié. tu aimerais savoir quand tu t’es fourvoyé et pouvoir recommencer à zéro. ce n’est surement pas savoir, zéro ne veut rien dire. tu tiens encore aux motivations qui t’avaient conduit à sortir et tu n’es pas sûr de celles qu’il faut pour revenir. tu n’es pas encore prêt pour t’arrêter. rien n’a pu être arrêté, tu restes sans voix, à contre sens. sans réponse les questions s’obstinent et n’obtiennent qu’un silence imparfait. alentour tout se modifie. une reconstitution a lieu. la moitié de toi est engagée dans le spectacle, sans extériorité pour t’en sortir. tu cherches le nord. le silence dans la disputation entre bêtise et idiotie scelle cet étrange ménage. l’ange et la bête mêlent leur voix.