« Si nous prenions l’habitude de regarder par-delà le contenu spécifique des idéologies et des doctrines, nous verrions que, se réclamer de telle d’entre elles plutôt que de telle autre, n’implique nullement quelque dépense de sagacité. Ceux qui adhèrent à un parti croient se distinguer de ceux qui en suivent un autre, alors que tous, dès l’instant qu’ils choisissent, se rejoignent en profondeur, participent d’une même nature et se différencient seulement en apparence, par le masque qu’ils assument. C’est folie d’imaginer que la vérité réside dans le choix, quand toute prise de position équivaut à un mépris de la vérité. Pour notre malheur, choix, prise de position est une fatalité à laquelle personne n’échappe ; chacun de nous doit opter pour une non-réalité, pour une erreur, en convaincus de force que nous sommes, en malades, en fiévreux : nos assentiments, nos adhésions sont autant de symptômes alarmants. Quiconque se confond avec quoi que ce soit fait preuve de dispositions morbides : point de salut ni de santé hors de l’être pur, aussi pur que le vide. Mais revenons à la Providence, à un sujet à peine moins vague… Veut-on savoir jusqu’où une époque a été frappée, et quelles furent les dimensions du désastre dont elle eut à pâtir ? Que l’on mesure l’acharnement que les croyants y déployèrent pour justifier les desseins, le programme et la conduite de la divinité. Rien d’étonnant que l’oeuvre capitale de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, soit une variation sur le thème du gouvernement temporel de la Providence : ne vivait-il pas en un temps où, pour faire discerner aux contemporains les effets de la bonté divine, il fallait les ressources conjuguées du sophisme, de la foi et de l’illusion ? Au Ve siècle, dans la Gaule ravagée par les invasions barbares, Salvien, en écrivant « De Gubernatione Dei », s’était, lui aussi, évertué à une tâche semblable : combat désespéré contre l’évidence, mission sans objet, effort intellectuel à base d’hallucination… La justification de la Providence, c’est le donquichottisme de la théologie. »
E. M. Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, éditions Fata Morgana, 1977 – Joseph de Maistre – Textes choisis et presentés par E. M. Cioran ( ICI en ligne )
Mais alors, pourquoi qualifier une pensée de « réactionnaire » si le torturé (au sens imagé du terme) Cioran – qui manie le paradoxe jusqu’à l’absurde, ce qui est toujours plaisant – quand il dit par ailleurs qu’il faut « regarder par-delà le contenu spécifique des idéologies et des doctrines… »
J’ai toujours aimé le titre de son livre : « De l’inconvénient d’être né ». Il y a aussi un inconvénient à être « nié » ou « dénié » par sa propre rhétorique.
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je ne sais pas si je vous comprends. « par-delà », justement, d’aller préciser par delà de quoi, « faire sauter la tyrannie de ce cafard », d’autant si c’est une farce.
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