( … ) J’ai trouvé remarquable la question de Kerr, qui demande si un degré d’irresponsabilité est désirable pour confectionner des poèmes. Il est certain que cette indispensable absence d’intellect manque un peu à Hiltbrunner. Le poète Werfel se heurtait chaque fois qu’il prenait son élan à la retombée trop rapide de cet élan acrobatique, dansant, joueur, ce qui, lyriquement parlant, le bloquait. Sans aucun doute, le questionnaire ou l’enquête de Kerr a du sens. L’intelligence de kerr triomphe dans la façon qu’il a de poser le problème. Précisément, dans le concept d’imbécillité, il y a un rayonnement de beauté et de bonté, quelque chose d’indiciblement fin, quelque chose que les plus intelligents surtout ont ardemment recherché et chercherons toujours à acquérir. Kerr, à ce que je sens, traduit dans sa question une espèce de nostalgie personnelle, et au sens strict, on pourrait le qualifier de cœur transi, de chiffe molle, d’accroche-cœur. J’étais connu comme tel autrefois, rue de Postdam. Avec quelle plaisir et quelle assiduité je grelottais d’amour et j’accrochais les cœurs en remontant et en redescendant la rue de Taueenzien et le Kurfürstendamm. À mon avis, un beau poème est nécessairement un beau corps, qui doit s’épanouir à partir des mots déposés sur le papier discrètement, distraitement, presque sans idées. Les mots constituent la peau, qui est bien entendu le contenu, c’est-à-dire le corps. Le comble de l’art consiste à ne pas énoncer des mots, mais à façonner un corps-poème, autrement dit, à veiller à ce que les mots ne soient que le moyen de former ce corps, c’est-à-dire que l’imbécillité dont parle Kerr consiste en ceci que le poète-aux-petits-poèmes s’entend à repousser les inteligencetés en grand nombre, à droite et à gauche, au profit de l’image du poème. Se faire plus bête et plus ignorant qu’on est, voilà bien un art et un raffinement dont seuls quelques-uns sont capables. Pourquoi les personnages de femmes s’élèvent-ils des pièces de Shakespeare, si éminemment brillants, vivants, chaleureux ? Parce qu’il sait, respectivement savait taire bien des choses, ou parce que quelque chose le poussait à les taire. C’est à partir des choses tues que se développe tout ce qui prend forme. Kerr le sait, il le sait autant pour son plaisir que pour sa douleur, et c’est ainsi qu’il en va de beaucoup d’autres. Dans toutes les formes de littérature, l’intellect n’est « que » le serviteur, et le meilleur poète est celui auquel ce serviteur obéit le mieux, c’est-à-dire obéit de la façon qui est utile à l’auteur, au créateur, et la question de Kerr à propos de l’imbécillité est à interpréter comme celle de l’efficacité, de l’agilité de ce serviteur. Dans le poème, ce serviteur doit justement avoir appris à intervenir avec un raffinement particulier, avec prudence, modestie, tact. Le poème naît du plaisir que prend celui qui dispose d’intelligence à renonce à une grande part de cette dernière. Dans le poème, donc, ce serviteur doit simplement servir, avec le maximum d’abnégation.
(Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949. Lettre 168. À Max Rychner – Neue Schwizer Rundschau. Bern, Elfenauweg 41, le 18 mars 1926. P 301, Zoé éd.)
dans EN LISANT, Robert Walser