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CHAPITRE XCVI
Il faut refuser le regard des autres
« Miss Draper éduqua ainsi la fille de Colette : « Vous ne devez pas plus pleurer devant un homme ou une femme que vous ne songez à faire votre besoin en gardant la porte ouverte. » Michel Foucault a écrit dans il faut défendre la société : « il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que le rapport de soi à soi. » Il y a zèle funèbre dans la volonté d’être heureux à tout moment aux yeux de ceux qui ne le sont pas plus que vous et qui tremblent de mourir comme vous. Arrêtez de vous contraindre à paraître des gagnants dans un jeu où la mise est à l’avance, sous vos yeux, retranchée de vos jours ! Tout est perdant, tout est perdu, tout est fragile, tout est rare et tout, devenant moins nombreux, devenant plus rare, devient splendeur. Splendeur d’autant plus irradiante qu’elle se fait plus rare et plus éparse. Le chamanisme, l’anachorétisme, le catharisme, le jansénisme, l’anarchisme, le bouddhisme, l’épicurisme, l’érémitisme, le gnosticisme, le monarchisme chrétien, il y eut tant de choses bonnes à prendre dans ce monde de tristes visages. Chacun dénonce le négatif. Pourtant c’est la perle de l’homme. C’est le talisman de l’art. « Non » est le plus beau mot du monde. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, depuis le lancement des bombes sur les îles du Japon, depuis la fin de la guerre du Vietnam, depuis la fin de la République des Khmers, depuis la fin timide, inaccomplie et hésitante des dictatures communistes, on se fait un péché aux États-Unis, en Angleterre, en France, à Rome, à Berlin, à Tokyo, à Shangai, de ne pas être positif au minimum et si possible hilare. Le discours ayant pour propre d’opposer les différences, le jugement ayant pour propre d’écarter les opposants, l’un comme l’autre négligeant l’écart qu’il y a entre opposés et différents, creusent des fosses où on contraint de tomber nu en laissant la pelle et l’horreur à celui ou celle qui pleure et qui suit. Depuis des millénaires les sociétés suscitent beaucoup plus qu’elles n’en conviennent de marginaux, de mendiants, de rebelles, de galériens, de déserteurs, de dissidents, d’hétérodoxes, d’incroyants, de hors-la-loi, de bandits, de misérables, de conversos, de morisques, de luthériens, de contrebandiers, de communeros, d’agermanados, de célibataires, de malades, de fous. Quand Michel Foucault désira faire l’archéologie de ces extraordinaires et impalpables « silences » que génèrent progressivement les idéologies au fur et à mesure qu’elle prennent le relais des mythes qui les précèdent, il dégagea le fossé abyssal, artificiel, systématique, sanglant, vertigineux que chaque muraille neuve en s’érigeant ouvre, dans le même temps, à sa base. Les expériences limites propres à l’Occident historique avaient été l’orgie, la folie, le rêve, le sexe. L’opposition entre Apollon et Dionysos aboutit à l’interdiction des bacchanales à Rome. L’opposition entre raison et démence aboutit à l’enfermement des fous dans les ailes de la Renaissance. Le partage entre amour sentimental et volupté sexuelle aboutit à l’interdiction de la masturbation, des bordels, de la pédophilie, de toutes les pratiques erratiques ou animales ou fantastiques ou fantasmatiques. La prison, la police, l’ordre du discours, la volonté de savoir, l’obligation de dire, les tribunaux, les asiles, les hôpitaux, les maternités, l’école, la presse, la télévision, le service militaire, l’État sont violents comme la violence du dialogue lui-même où chacun voudrait se faire entendre dans le piège de l’autre. Comme la société humaine fait des silencieux des parleurs, la langue invente l’humiliation des petits qui ne parlent pas à l’égard des grands qui les instruisent du discours du groupe, qui les soumettent à la lutte des classes dominantes à l’encontre des classes inférieurs et à la hiérarchisation entre sédentaires et errants, entre domestiques et fauves, entre castrés et sauvages, entre culture et nature. Telles sont les deux cités. Tels sont les deux royaumes. Tel est le partage propre aux vivipares. Entre jadis et passé. Entre pulsion et mémoire . »
Pascal Quignard, les désarçonnés, Col. Gal.- p 308-310