– Bruno, si un jour tu pouvais écrire tout ça… Pas pour moi, tu comprends, qu’est-ce que ça peut me faire à moi. Mais ça doit être beau, je sens que ça doit être beau. J’étais en train de dire que dès que j’ai commencé à jouer, tout môme, je me suis aperçu que le temps changeait. J’ai raconté ça une fois à Jim et il m’a dit que tout le monde éprouve la même chose dès qu’on commence à s’abstraire… C’est ce qu’il a dit : « Dès qu’on commence à s’abstraire ». Mais je ne m’abstrais pas, moi, quand je joue. Je change simplement d’endroit. C’est comme dans l’ascenseur: tu es là, tu parles avec des gens, tu ne sens rien d’extraordinaire et pendant ce temps tu passes le premier étage, le dixième, le vingtième et la ville reste là-bas, dans le fond, et toi tu es en train de finir la phrase que tu avais commencée au rez-de-chaussée, et entre les premiers mots et les derniers il y a cinquante-deux étages. J’ai compris, quand j’ai commencé à jouer, que j’entrais dans un ascenseur mais c’était l’ascenseur du temps, tu saisis ? » J. Cortazar, Les armes secrètes, Gallimard, 1963, p. 170-171.