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Hommage de Manoel de Oliveira à Jean Renoir, offert au quotidien « l’Humanité », à l’occasion de la Quinzaine des réalisateurs en 2006:
J’étais encore très jeune, quand, pour la première fois, l’opportunité m’a été offerte de voir, au cinéma Olimpia à Porto, la Petite Marchande d’allumettes (1928), un des premiers films de Jean Renoir. Cela se passait bien avant l’instauration de la dictature au Portugal. Renoir fut un réalisateur qui s’est affirmé comme une des figures fondamentales de la cinématographie française et mondiale. Je crois, toutefois, que son cinéma n’a pas fait école ni eu d’influence, au moins de manière directe, parce qu’il était un homme sui generis (NDLR – seul en son genre) et je crois même qu’il serait très difficile de recevoir une quelconque influence d’un réalisateur si singulier, puisqu’il avait une personnalité particulièrement rebelle et irrévérencieuse. Dans le paysage cinématographique aucun autre réalisateur ne lui ressemble vraiment. Excepté Jean Vigo, dans l’oeuvre duquel je ressens, non pas par influence mais par tempérament, la même touche d’irrévérence. Dans À propos de Nice (1929-1930), Zéro de conduite (1933) ou l’Atalante (1934). Et pourquoi pas dans Taris, champion de natation (1931) ?
Après la candide Petite Marchande d’allumettes (1928), Jean Renoir affirme véritablement sa personnalité propre, en imposant de manière impressionnante avec Boudu sauvé des eaux (1933), comme dans aucun autre film, sa particulière irrévérence. Mais nous ne devons ni ne pouvons oublier d’autres aspects qui pour beaucoup enrichissent sa personnalité, sans porter atteinte à ce côté irrévérencieux, qui bien qu’atténué par moments, reste toujours présent. On le remarque dans la Grande Illusion (1937), la Règle du jeu (1939) puis le Carrosse d’or (1953), French cancan (1955) ou Eléna et les hommes (1956). En quoi Renoir est-il irrévérencieux ? C’est difficile à expliquer, parce que cela tient plutôt de la sensation, d’une manière d’être hors de la norme sans aucune intention particulière ni idée déterminée de la dénoncer. À l’image de l’acte d’un enfant qui devient consciemment insupportable. En d’autres termes, ce serait comme une action pulsionnelle, comme on peut en voir chez les animaux qui agissent par instinct. C’est plus facile de ressentir quelque chose de l’ordre d’une « nuance » (NDLR – en français dans le texte) dans un univers abstrait que de l’expliquer avec la rigidité d’une définition concrète de dictionnaire.
Le cinéma de Jean Renoir séduisit la nouvelle vague et Renoir resta très sensible au fait que ces jeunes réalisateurs l’admiraient. Ainsi, d’une certaine manière, il aurait aimé leur ressembler et le meilleur moyen, sinon l’unique valable, aurait été de réaliser un film à la façon de la nouvelle vague. Mais, face à cette impossibilité, Renoir disait qu’il aurait aimé le faire, mais que toutefois il ne se sentait pas capable d’adhérer à la forme qu’elle proposait. Ou, plus justement, il ne se sentait pas capable de faire fi de sa personnalité irrévérencieuse, pour aborder un autre contexte artistique et, encore moins, pour s’engager dans une forme commune, comme l’a été celle de la nouvelle vague, ou comme l’avait été antérieurement, celle du néoréalisme italien.
Il y a des réalisateurs qui participent à des courants dominants, alors que d’autres s’isolent dans leurs propres règles, comme Max Linder, Victor Sjöström, Griffith, Charlie Chaplin, Carl Dreyer, Poudovkine, Eisenstein, Luis Buñuel, Bergman, Godard, Mizoguchi, Orson Welles ou plus récemment Paulo Rocha, Wim Wenders, Tarkovski, Sakourov, Kiarostami et quelques autres. Renoir, l’irrévérencieux appartient à cette catégorie de réalisateurs, et c’est exactement pour cela qu’il se disait incapable de « s’adapter » à la nouvelle vague, ce qu’il regrettait, par révérence et par sympathie pour ces jeunes critiques et réalisateurs. Et, ainsi, Jean Renoir resta pour toujours Jean Renoir, l’irrévérencieux.